7
La destruction du dernier cimetière égyptien d’Avaris avait provoqué une révolte inattendue : celle des veuves et des veufs âgés. Désespérés, ils s’étaient regroupés pour marcher sur la citadelle et protester contre la décision de l’empereur.
Éberlués, les gardes regardaient déferler cette vague de gueux inoffensifs, dont un bon nombre se déplaçait avec difficulté. Quelques lances suffirent à les arrêter.
— Retournez immédiatement chez vous, leur ordonna un officier anatolien.
— Nous voulons garder notre cimetière, protesta un octogénaire qui s’appuyait sur sa canne. Mon épouse, mes parents, mes grands-parents et mes arrière-grands-parents y sont enterrés. Il en va de même pour la plupart de mes compatriotes. Nos morts ne menacent pas la sécurité de l’empire, que je sache !
— Les ordres sont les ordres.
Silencieux et déterminés, les contestataires s’assirent.
Les exterminer ne présentait aucune difficulté, mais le gradé préféra consulter un supérieur.
— Des vieillards ? s’étonna Khamoudi.
— Ils refusent de regagner leur domicile et veulent être reçus par l’empereur.
— Ces imbéciles n’ont toujours pas compris que les temps avaient changé ! Sont-ils bruyants ?
— Non, pas du tout. De quelle manière désirez-vous qu’on les exécute ?
— Les exécuter… J’ai une meilleure idée. Va me chercher la dame Abéria. Moi, je sollicite l’autorisation de l’empereur.
De ses mains plus larges que celles d’un colosse, la dame Abéria se livrait à son plaisir favori : étrangler. Pour l’heure, elle se contentait d’une gazelle dont les meilleurs morceaux seraient servis à la table d’Apophis. Mais c’était beaucoup moins distrayant que de tordre le cou d’une aristocrate égyptienne réduite au rang d’esclave. Grâce à l’épouse de l’empereur, la dame Abéria ne manquait pas de proies, les unes affolées, les autres gesticulantes. Sa soif de vengeance était inextinguible, et Apophis approuvait cette politique de la terreur qui dissuadait les vaincus de lui résister.
— Le Grand Trésorier vous demande d’urgence, l’avertit le gradé.
La dame Abéria éprouva un délicieux frisson. Connaissant Khamoudi, il ne pouvait s’agir que d’une tâche exaltante.
— C’est quoi, ce troupeau de vieillards ? questionna-t-elle.
— De dangereux révoltés, répondit Khamoudi.
— Eux, dangereux ? s’esclaffa Abéria.
— Beaucoup plus que tu ne le crois ! Ces anciens détiennent des traditions nuisibles qu’ils transmettent aux plus jeunes. C’est pourquoi ils ne doivent plus demeurer à Avaris où ils donnent le mauvais exemple. Leur place est ailleurs, loin d’ici.
L’intérêt de la dame Abéria commença à s’éveiller.
— Et ce serait à moi… de m’en occuper ?
— Près de notre base arrière de Palestine, à Sharouhen, il y a des zones marécageuses où pourrait être établi un camp de prisonniers.
— Un simple camp… ou un bagne d’extermination ?
— À ta guise, dame Abéria.
L’étrangleuse considéra ses prisonniers avec un autre œil.
— Vous avez raison. Grand Trésorier. Ce sont bien de dangereux révoltés, et je les traiterai comme tels.
Le cortège empruntait la piste qui longeait des lacs, en direction de l’est. Confortablement installée dans sa chaise à porteurs, la dame Abéria obligeait son troupeau d’esclaves à marcher le plus vite possible, en ne lui accordant qu’une halte et un peu d’eau toutes les cinq heures.
La résistance de ces vieux Égyptiens l’étonnait. Seuls quelques-uns s’étaient effondrés dès le début du voyage, et Abéria n’avait laissé à personne le soin de leur tordre le cou. Leurs dépouilles feraient les délices des vautours et autres charognards. Un seul déporté avait tenté de s’enfuir, aussitôt abattu par un policier hyksos.
Les autres avançaient, pas après pas, sous un soleil brûlant.
Celui qui faiblissait, les plus vaillants le soutenaient tant bien que mal et le forçaient à continuer.
Parfois, le cœur lâchait. Le cadavre était abandonné au bord de la piste, sans rite ni sépulture.
Le premier à demander davantage d’eau avait été fouetté à mort. Aussi les veuves et les veufs progressaient-ils sans se plaindre, sous l’œil ravi d’Abéria qui songeait déjà à organiser d’autres voyages comme celui-là.
— Il ne faut pas perdre espoir, dit un septuagénaire à sa compagne d’infortune. Mon fils fait partie d’un réseau de résistants, et il m’a appris que la reine Ahotep avait pris la tête d’une armée de libération.
— Elle n’a aucune chance.
— Elle a déjà infligé des défaites aux Hyksos.
— À Avaris, personne n’en parle, objecta la femme.
— La police de l’empereur est bien faite… Mais la nouvelle finira quand même par se propager ! L’armée thébaine a atteint Cusae et elle a forcément l’intention d’attaquer le Delta.
— Les Hyksos sont trop puissants et les dieux nous ont abandonnés.
— Non, je suis sûr que non !
Malgré ses réticences, la veuve murmura à l’oreille de son voisin qui transmit l’information à sa voisine. Peu à peu, tous les prisonniers apprirent que Thèbes avait relevé la tête et que le combat s’était engagé. Les plus exténués retrouvèrent des forces, le chemin parut moins pénible, malgré la chaleur, la soif et les moustiques.
Après celle d’Avaris, la place forte de Sharouhen était la plus impressionnante de l’empire. Des tours élevées permettaient de contrôler les environs et le port. La ville de garnison abritait des troupes de choc capables d’intervenir à tout moment en Syro-Palestine et d’étouffer dans l’œuf la moindre tentative de sédition.
Conformément aux ordres d’Apophis, les Hyksos effectuaient des razzias à intervalles réguliers afin de rappeler à la population civile que la loi de l’empereur était inviolable. On pillait un village, on le brûlait, on violait les femmes et on les employait ensuite comme esclaves avec leurs enfants les plus robustes. C’était la distraction la plus appréciée de la garnison de Sharouhen dont le port accueillait des cargos chargés de nourritures abondantes.
L’arrivée du pitoyable cortège surprit le commandant de la forteresse qui fut impressionné par la musculature de la dame Abéria.
— Mission officielle, déclara-t-elle avec aplomb. L’empereur désire que j’établisse un bagne à proximité de la forteresse. Il a décidé de déporter un maximum de révoltés afin qu’ils ne troublent pas l’ordre hyksos.
— Mais… ce sont des vieillards !
— Ils propagent des idées dangereuses, susceptibles de troubler des esprits.
— Bien, bien… Vous devrez vous éloigner dans l’intérieur des terres, car il y a beaucoup de marais par ici, et…
— Ça me convient parfaitement. Je veux que les bagnards soient à portée de tir de vos archers qui montent la garde au sommet des tours. Si l’un de ces bandits tente de franchir les clôtures que nous allons dresser, abattez-le.
La dame Abéria choisit le pire endroit : un terrain spongieux, infesté d’insectes et battu par les vents.
Elle ordonna aux prisonniers de se construire des cabanes en roseaux où ils habiteraient désormais en espérant la clémence de l’empereur qui, dans sa grande bonté, leur accordait une ration quotidienne.
Une semaine plus tard, la moitié des vieillards étaient morts. Leurs compagnons avaient enterré les corps dans la boue qu’ils creusaient avec leurs mains. Eux-mêmes ne survivraient pas longtemps.
Très satisfaite, la dame Abéria reprit la route d’Avaris où elle remercierait chaudement Khamoudi pour son initiative. À elle de préparer la prochaine déportation de révoltés qui, après avoir goûté aux charmes de Sharouhen, ne causeraient plus aucun ennui à l’empereur.